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Gabin Tochon

Entretien avec Manuel Rodríguez Becerra, ancien ministre de l'Environnement de la Colombie.

Dernière mise à jour : 26 nov.

Figure de l'écologie en Colombie, Manuel Rodríguez Becerra est engagé sur plusieurs fronts depuis des décennies. Il est professeur émérite, a été la tête du Forum sur les forêts des Nations Unies à deux reprises, a fondé le Forum national pour l'Environnement de son pays. Il est l'observateur idéal pour comprendre la situation environnementale dans le pays.


Dans le livre Nuestro Planeta, Nuestro Futuro, vous soulignez que 12 millions de Colombiens sont déjà affectés par le changement climatique. Quels sont les impacts les plus importants et que signifie un réchauffement climatique de plus de 4 degrés, ce qui pourrait se produire d'ici la fin du siècle pour la Colombie ?

« Quel est le scénario pour quatre degrés ? Je crois que nous ne le savons pas encore avec certitude. Cela dépend de beaucoup de variables. Ce qui est sûr, c’est que ça va beaucoup affecter les páramos (milieu naturel qu’on trouve en altitude dans les tropiques, entre la limite des forêts et les neiges éternelles) et donc le cycle de l’eau. Les augmentations de températures affecteront davantage le nord de la Colombie, ce qui pourrait contraindre à une forte migration. Il est aussi probable que cela conduise au dépassement du seuil à partir duquel il y a une perte si importante de la région amazonienne que cela affecte les fleuves et des populations entières. Sans parler des sécheresses qui impactent déjà les agriculteurs. En clair, la Colombie est un pays vulnérable face au réchauffement climatique. »


Au cours de votre carrière, vous avez joué des rôles très importants en tant que ministre de l'environnement de Colombie, président du Forum des Nations unies sur les forêts ou fondateur du Forum national de l'environnement. Dans laquelle de ces fonctions estimez-vous avoir eu le plus d'impact face à ce que vous appelez le changement global ?

« C’est difficile, ça représente ces différents moments d’engagement. Je crois toutefois que c’est avec le Forum national de l’environnement que j’ai fondé que nous avons le plus d’influence. On a par exemple fait reconnaître une loi inconstitutionnelle en raison de son impact négatif sur les forêts. On s’est aussi battu contre une privatisation de l’eau. C’est pour cela que beaucoup de gens considèrent le forum comme une référence. »


« Le gouvernement de Petro a un problème entre le discours et l’action. »

En 2022, les Colombiens ont élu pour la première fois un président de gauche. Gustavo Petro a acquis une reconnaissance internationale pour ses déclarations sur la sortie du pétrole. Cependant, les analystes critiquent le manque de mesures nationales pour faire face aux crises écologiques. Comment jugez-vous la politique environnementale du président Petro ?

« Petro cherche à être l'un des leaders internationaux de la protection de l’environnement. La Colombie a déjà été, par le passé, à l’origine de nombreuses avancées au niveau mondial, avec notamment le fait d’avoir impulsé les objectifs de développement durable qui ont depuis été adoptés par l’ONU. L’an dernier, le discours de Petro sur la nécessité de sortir du pétrole et de créer un fond international pour protéger l’Amazonie a eu un fort impact médiatique. Mais ça ne va rien changer si son administration n’arrive pas à la COP 16 de la biodiversité, qui se déroule cette année en Colombie, avec un réseau d’alliances fort pour porter le projet. En général, je trouve que le gouvernement de Petro a un problème entre le discours et l’action. C’est la même chose en ce qui concerne les objectifs nationaux de ce gouvernement. Ils sont très ambitieux, comme le fait de lutter contre la déforestation et de financer une restauration de milliers d’hectares d’écosystèmes. S’ils arrivent à le faire, ce serait formidable. Mais j’ai quand même peur parce que pour l’instant, j’observe une faible capacité d’implantation, et des ministres très compétents se sont déjà retirés. »


La COP 16 sur la biodiversité aura lieu à Cali cette année. Que pouvons-nous attendre de cette conférence et pensez-vous qu'elle puisse générer des progrès en Colombie ?

« Comme je l’ai déjà mentionné, j’espère qu’on va pouvoir avancer sur le plan des investissements. C’est ce qui explique en partie pourquoi la COP sur la biodiversité n’a pas autant de succès que celle sur le climat. Les pays développés n’assument pas leurs responsabilités et n’ont toujours pas compris que la protection de la biodiversité nécessite un fonds financier important venant avant tout de leur part. Des écosystèmes comme la forêt amazonienne sont des richesses globales et ne peuvent donc pas simplement être préservés par les pays qui les abritent, mais par ceux du monde entier. »

(MAJ : la COP 16 s’est tenue à Cali du 21 octobre au 1er novembre. Aucun accord majeur n’a été trouvé concernant les financements. Les peuples autochtones ont obtenu un statut renforcé cependant.)


En 2022, 177 défenseurs de l'environnement ont été tués dans le monde, selon Global Witness. Au moins 60 d'entre eux étaient colombiens. Considérez-vous toujours la violence comme le principal obstacle aux luttes environnementales ?

« Très souvent, il est difficile de distinguer les crimes de leaders environnementaux de ceux de leaders sociaux qui se battent, par exemple, pour la restitution de terres. Il y a beaucoup d’assassinats. L’effet des conflits sur l’environnement est contradictoire. Par exemple, dans la région amazonienne, pendant très longtemps, l’insécurité a repoussé les grands groupes à s’installer pour déforester avant de cultiver les terres. Donc, d’une manière, il s’agit d’une protection de l’environnement. Mais, de l’autre côté, les FARC et d’autres groupes de guérilleros génèrent beaucoup de déforestation et de braconnage. »

« Un pays en développement comme la Colombie est face à un dilemme moral majeur. »

Dans le livre Nuestro Planeta, Nuestro Futuro, vous évoquez l'économie circulaire et décrivez l'« écologie industrielle » comme un moyen de relever le défi du zéro déchet. Qu'entendez-vous par écologie industrielle et comment pensez-vous qu'elle peut améliorer la production, en particulier en Colombie ?

« Je change un peu de position dans mon dernier livre où j’aborde aussi les limites de l’économie. Est-ce que le changement global va se résoudre par l’économie circulaire ? Non, ça ne va pas être suffisant. Il faut revenir à la deuxième loi de la thermodynamique, relative à la dissipation d’énergie et aux ressources limitées dont nous disposons, et qui implique qu’il existe une limite à la croissance économique. D’un autre côté, éradiquer la pauvreté semble passer par cette croissance, même si cela se fait au détriment des limites planétaires. En clair, un pays en développement comme la Colombie est face à un dilemme moral majeur. »


Dans le livre Nuestro Planeta, Nuestro Futuro, vous faites une critique pertinente de l'hydroélectricité. Pourtant, cette source d'énergie permet à la Colombie de produire la majeure partie de son électricité sans émettre de gaz à effet de serre. Pourquoi ne la considérez-vous pas comme une énergie verte ?

« Pour moi, c’est une énergie verte. Ce qui se passe, c’est que les constructions hydroélectriques ont des impacts sociaux et environnementaux importants. Ça reste une énergie qui a de l’avenir en Colombie, non seulement parce que le pays est très riche en eau, mais aussi parce qu’il a de nombreuses cascades, ce qui garantit un rendement efficace. La majorité de ces projets ne génère pas de déforestation, comme cela peut être le cas au Brésil. Il faut regarder au cas par cas et faire une étude coût/avantage. Il faut notamment utiliser des technologies qui garantissent un passage pour les poissons et aussi compenser les populations impactées. »


Outre vos rôles en politique, en tant que chroniqueur et écrivain, vous êtes également enseignant. Considérez-vous que la nouvelle génération de Colombiens a une plus grande conscience des crises environnementales et un impact plus important sur les luttes écologiques ?

« Il semble que la nouvelle génération a plus de conscience écologique, mais elle ne donne pas lieu à une action politique. Il est vrai qu’aujourd’hui, la majorité des jeunes savent qu’il y a un problème avec le changement climatique et avec la biodiversité, même si je regrette que cette conscience soit bien souvent superficielle. Il faut rappeler qu’on est majoritairement urbain, donc très loin de la nature, ce qui ne facilite pas la conscience écologique. Quand j’avais 19 ans, j’ai passé deux mois avec des paysans autour d’un marécage, et ça m’a personnellement impacté. Les enseignements universitaires abordent aussi encore peu les questions écologiques. C’est cette méconnaissance qui m’a en grande partie motivé à écrire le livre Nuestro Planeta, Nuestro Futuro. »


Avez-vous un conseil à donner à la jeune génération ?

«L’action politique. Les crises écologiques ne vont pas se régler sans une mobilisation citoyenne. Les grandes avancées sociales dans l’histoire sont toutes survenues à partir d’actions politiques. La France est un parfait exemple. Je le redis, sans engagement populaire, global et national, ça va être difficile d’atteindre les objectifs climatiques. »




Sources

Rodríguez Becerra, M. (2019). Nuestro planeta, nuestro futuro, Debate



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